Italie : Amiante : 16 ans de prison pour les ex-dirigeants d’Eternit Italie

, par Michel DECAYEUX

Le 13 février 2012 UN

Le verdict a été rendu par le tribunal de Turin ce lundi 13 février. Les deux entrepreneurs mis en cause sont reconnus responsables de la mort de 3000 personnes en Italie. Un jugement qui pourrait créer un précédent à l’échelle internationale.

C’est le procès de tous les superlatifs, celui, aussi, qui marquera le dossier de l’amiante, si le verdict est confirmé en appel. Cinq ans d’enquête, dont trois d’audiences, 6000 parties civiles, un dossier de plusieurs centaines de milliers de pages… « C’est un procès historique, le plus grand au niveau mondial dans l’histoire de la sécurité au travail », déclarait peu de temps avant le verdict le procureur italien Raffaele Guariniello.

Un verdict qui condamne donc Stephan Schimidheiny (65 ans), ex-propriétaire du groupe suisse Eternit, et le Belge Jean-Louis de Cartier de Marchienne (90 ans), ancien administrateur d’Eternit à 16 ans de prison chacun ¤. Les deux hommes, qui ne se sont jamais présentés devant le tribunal, sont ainsi reconnus responsables de la mort de près de 3000 personnes. Toutes les victimes sont d’anciens ouvriers des usines italiennes d’amiante-ciment d’Eternit, ou des habitants des quatre villes où ces usines étaient situées.

Les deux ex-dirigeants ont par ailleurs été condamnés à verser plusieurs dizaines de millions d’euros aux 6000 parties civiles, des victimes ou leurs familles. Le groupe suisse Eternit était actionnaire d’Eternit-Italie de 1976 à 1986. C’est le cas d’un ouvrier italien qui travaillé pour la société en Suisse, mais qui est mort ensuite en Italie, qui a permis au procureur de Turin d’élargir son enquête à un autre pays, et donc à la maison-mère. C’est la première fois qu’un procès pénal d’une telle ampleur vise non seulement une multinationale, mais surtout ses dirigeants et pas uniquement des responsables locaux.

La décision de la justice italienne est la première grande victoire des victimes de l’amiante. De l’autre côté des Alpes, la justice suisse, elle, a estimé à plusieurs reprises qu’il y avait prescription pour les poursuites au pénal. Elle continue néanmoins d’examiner les demandes de qualification en maladie professionnelle faite par les anciens salariés de l’amiante. En Belgique, seul un procès au civil a permis à la famille d’un ancien salarié d’Eternit d’obtenir une indemnisation.

En France, les premières plaintes pénales datent de 1996. Les enquêtes sur cinq usines d’Eternit sont regroupées au sein du pôle Santé publique du tribunal de grande instance de Paris. Mais les procédures n’avancent pas, faute, notamment, de moyens, voire de volonté politique selon certains. Un responsable d’Eternit France a récemment vu sa mise en examen annulée pour un problème de procédure. A l’inverse, six responsables du Comité permanent amiante (industriels de l’amiante) ont été mis en examen en décembre.

Les associations de défense des victimes espèrent que le jugement de Turin créera un précédent à l’échelle internationale. Selon l’OMS, 125 millions de personnes travaillent encore au contact de l’amiante dans le monde, et 90000 meurent chaque année à cause de maladies liées à ce matériau. En Italie, il fait peu de doutes que les avocats des deux condamnés feront appel du jugement de Turin, reportant de quelques années alors la décision définitive. Les associations de victimes ont déjà annoncé que si tel était le cas, des dizaines de nouvelles parties civiles viendraient s’ajouter au dossier d’Eternit Italie, déjà bien chargé...

Une condamnation d’actionnaires, pas de dirigeants

D’habitude, ce sont les directeurs d’usine ou les patrons de filiales qui sont poursuivies dans les affaires d’amiante. En Italie, le procureur a réussi à remonter jusqu’aux actionnaires, ce qui constitue une première. Il lui aura fallu une astuce pour y arriver, à savoir la plainte d’un ancien salarié italien d’Eternit, qui avait travaillé pendant quelques temps en Suisse, toujours pour la même entreprise.

Eternit : le baron Cartier, un blason terni par l’amiante La famille Emsens-Cartier de Marchienne, inconnue du grand public, est décrite comme « royaliste et catholique » par le magazine économique flamand Trends, l’un des rares médias belges à en avoir dressé le portrait, en 1995.

Le baron Jean-Louis de Cartier de Marchienne, condamné lundi à 16 ans de prison en Italie dans le « procès de l’amiante », est un homme d’affaire belge fortuné, descendant d’une longue lignée aristocratique et lié à quelques-unes des plus puissantes familles d’industriels de son pays. Agé de 90 ans, l’homme est discret. Il ne donne pas d’interview et ne s’est jamais présenté au procès de Turin (nord), où il a été rattrapé par la justice italienne pour son rôle d’actionnaire minoritaire et d’administrateur du fabricant d’amiante Eternit-Italie au début des années 1970.

Les liens entre Jean-Louis de Cartier de Marchienne, né en 1921, et la « galaxie » Eternit remontent à 1950, lorsqu’il épouse Viviane Emsens, descendante d’Alphonse Emsens, un industriel belge qui a acheté en 1905 le brevet du procédé de fabrication des plaques d’amiante-ciment à l’Autrichien Ludwig Hatschek. Alphonse Emsens, un précurseur de la mondialisation, est le fondateur d’Eternit Belgique, groupe aujourd’hui rebaptisé Etex dont les ramifications s’étendent sur plusieurs continents. La famille Emsens, qui associe patrons d’industrie et grands propriétaires terriens, a fait fortune depuis le XIXe siècle, notamment dans le ciment et, bien sûr, dans l’amiante. Après son mariage, Jean-Louis de Cartier de Marchienne en devient l’une des figures majeures, prenant la tête de plusieurs entités du groupe.

Selon des victimes de l’amiante, les dirigeants d’Eternit/Etex ont exercé un lobbying intense pour retarder le plus possible l’interdiction de l’amiante, tout en acceptant de dédommager les victimes de cette substance cancérigène pour éviter les procès.

La famille Emsens-Cartier de Marchienne, inconnue du grand public, est décrite comme « royaliste et catholique » et vivant dans la discrétion par le magazine économique flamand Trends, l’un des rares médias belges à en avoir dressé le portrait... en 1995. La famille a également des liens matrimoniaux avec plusieurs autres grands industriels anoblis au XXe siècle, dont les descendants du chimiste Ernest Solvay, fondateur du groupe du même nom. Jean-Louis de Cartier de Marchienne est lui-même originaire d’une famille aristocratique dont les ancêtres « remontent au XVe » siècle, relevait encore Trends.

Si la branche à laquelle appartient Jean-Louis est établie en Flandre néerlandophone depuis la Révolution française, d’autres sont restées en Wallonie (sud). Fernande de Cartier de Marchienne, originaire de la région de Namur, était la mère de l’écrivain Marguerite Yourcenar. Par sa branche maternelle, Jean-Louis de Cartier de Marchienne est par ailleurs lié à des industriels du secteur de l’édition en Flandre. Il a notamment dirigé les éditions scientifiques Brepols et l’un des leaders mondiaux des cartes de jeux, Carta Mundi, en plus de ses activités à la tête d’Eternit/Etex et d’Eternit Italie. (les échos)

Les victimes de l’amiante s’impatientent en France

Une vingtaine de procédures sont actuellement en cours dans l’Hexagone. Après une décision marquante en Italie, lundi, les associations de victimes de l’amiante et un syndicat de magistrats ont demandé l’accélération des poursuites pénales visant les ravages d’une fibre qui fait des milliers de morts par an en France. Une juridiction de Turin a condamné lundi l’ancien propriétaire du groupe suisse Eternit, spécialisé dans les matériaux de construction en amiante, et l’actionnaire belge de sa filiale italienne à seize ans de prison pour négligence ayant entraîné au moins 2.000 décès. Cette décision a attisé l’amertume des associations de victimes en France qui ont vu en décembre la cour d’appel de Paris annuler la mise en examen pour "homicides involontaires" de Joseph Cuvelier, qui fut directeur général puis président du directoire d’Eternit France entre 1972 et 1994. L’affaire, renvoyée à un nouveau juge, est au point mort. Outre ce dossier, une vingtaine d’informations judiciaires liées à l’usage de cette fibre incombustible utilisée pendant des décennies dans le bâtiment et tous les secteurs de l’industrie sont en cours à Paris, plus de seize ans après les premières plaintes. Me Jean-Paul Teissonnière, un des avocats des victimes de l’amiante qui a plaidé en Italie, a souligné dans les médias français le fossé entre la France et l’Italie. "A Turin, on a un parquet volontariste et efficace. En France, un parquet passif sinon hostile", a-t-il dit sur France Info. Le parquet italien, à la différence des procureurs français, a un statut d’indépendance.

Le syndicat FO-magistrats a annoncé à Reuters avoir saisi le Conseil supérieur de la magistrature pour s’étonner du manque de moyens consacrés à ce dossier, avec seulement deux juges d’instruction du pôle de santé publique de Paris et de rares enquêteurs. Il a écrit aux parlementaires qui ont constitué un groupe sur cette affaire pour les alerter. Le problème est vaste. On estime à 3.000 le nombre de décès annuels dus aux cancers et mésothéliomes liés à l’amiante en France et le total des victimes d’ici 2025 pourrait s’élever à 100.000, selon les études sur la question. INQUIÉTUDE SUR L’AVENIR DES PROCÉDURES "Nous sommes très inquiets sur l’avenir de ces procédures judiciaires", a dit à Reuters Emmanuel Poinat, secrétaire général de ce syndicat.

De nombreuses personnes sont mises en examen pour "homicides et blessures involontaires" dans ces dossiers. Elles sont suspectées d’avoir maintenu ou favorisé l’usage de cette matière dont la dangerosité était averée depuis des décennies lorsqu’elle a été interdite en 1997. Sont poursuivis des dirigeants d’entreprise, mais aussi des médecins du travail et d’anciens responsables du Comité permanent amiante (CPA), structure de lobbying industriel. Les associations de victimes veulent des procès pénaux, notamment dans des cas emblématiques, comme l’université de Paris-Jussieu, la Direction des constructions navales, l’usine Ferodo-Valeo de Condé-sur-Noireau (Calvados) et sa région surnommée "la vallée de la mort", où ont prospéré à partir de la fin du XIXe siècle les entreprises de transformation de l’amiante. La Cour de cassation a élargi la responsabilité des employeurs dans un arrêt de 2002 et le Conseil d’Etat a reconnu la responsabilité de l’Etat en 2004. Pénalement, il faut cependant toujours établir au cas par cas un lien de causalité certain entre les pathologies des victimes et l’attitude de l’employeur, avant que des sanctions pénales soient prononcées, et des réparations ordonnées. Les procédures s’éternisent donc. Au civil, pour de simples indemnisations amiables, elle tournent même parfois en défaveur des victimes. La cour d’appel de Douai a ainsi ordonné en octobre à 17 d’entre elles de rembourser en grande partie des réparations versées trois ans plus tôt par le Fonds national des victimes de l’amiante.