HISTOIRE DU 1er MAI

, par Michel DECAYEUX

Extrait de Maurice Dommanget

Le 1er Mai 1915

Pourquoi cet extrait ?

Le texte qui suit a été écrit par Maurice Dommanget. Militant ouvrier, syndicaliste, libre penseur, il se passionnait pour la transmission de l’histoire sociale et l’histoire de la Révolution. En avril et en mai il donnait souvent des articles sur le 1er mai et sur la Commune. Concernant l’histoire du 1er Mai il a rassemblé ses notes et ses recherches dans un ouvrage qui fut la première synthèse sur le sujet et qui parut une première fois en 1953. Cet ouvrage fut recommandé immédiatement par les syndicalistes de la CGT, de la CGT-FO et de la FEN. Par exemple Georges Vidalenc le recommande dans FO Hebdo dès le 4 juin 1953.

Maurice Dommanget en établit l’édition définitive en 1972 à 84 ans à Orry la Ville. Il remerciera alors de nombreux militants pour leur aide dans des traductions et des vérifications, dont G Mader, qui animait alors la fédération de l’Oise de la Libre Pensée depuis Beauvais. Enfin il en enverra tous les matériaux à l’Institut d’histoire sociale (Archives Nationales) pour alimenter le « fonds Dommanget »’,

L’ouvrage de 449 pages comprend un chapitre 13 sur les ’premiers mai de guerre’ ceux de 1915 à 1918. J’en extrais la partie consacrée à celui de 1915. Certes les circonstances sont très différentes de celles de 2015, mais ce texte nous ouvre deux réflexions

La première est que le 1er mai 1915 se produisent pour la première fois en France, depuis le coup fatal de l’assassinat de Jaurès et l’Union sacrée et son chauvinisme des manifestations d’internationalisme et de combat contre la guerre qui rompent l’isolement dans lequel se trouvaient les militants fidèles au combat socialiste depuis août 1914, Et ceci mérite d’être connu alors que depuis plus d’un an nous avons été assolés de « commémorations » flon flon et patriotardes.

Le lecteur se fera une deuxième réflexion quand il verra comment dès lors qu’on abandonne, lors du premier mai, la continuité du combat ouvrier indépendant, on retombe, en invoquant de beaux sentiments, dans l’eau bénite et dans l’illusion. Si vous continuez la lecture de l’ouvrage complet vous noterez que l 1er Mai 1918 c’est 15 000 ouvriers de la métallurgie principalement qui défilèrent à Bourges, sur les mots d’ordre zimmerwaldiens

LE 1er MAI 1915

Le 1er Mai 1915 arrive après neuf mois de guerre. L’Europe est à feu et à sang ; il y a déjà plus d’un million de morts et trois fois plus de blessés. Le rugissement infernal des canons a couvert à jamais, semble-t-il, les clameurs du prolétariat. Le monde est comme en proie à une psychose de folie. Toutes les puissances morales et spirituelles cèdent à la force brutale. L’Internationale ouvrière est plus qu’impuissante ; son président, Emile Vandervelde, est devenu ministre de Sa Majesté le roi des Belges, et le plus clair de son activité — de son propre aveu — se concentre sur l’aide à ses ompatriotes soldats [1]. Il n’est point question pour lui de faire appliquer la clause de la résolution du Congrès international de Stuttgart, confirmée à Copenhague, qui fait un devoir aux parlementaires socialistes, en cas de guerre, « de s’entremettre pour la faire cesser promptement et d’utiliser de toutes leurs forces la crise économique et politique créée par la guerre pour agiter les couches populaires les plus profondes et précipiter la chute de la domination capitaliste » [2]. Dans ces conditions on ne peut s’attendre, pour le vingt-sixième 1" Mai international, à la mobilisation traditionnelle du prolétariat des usines et des champs. Devenu le prolétariat des batailles, il est mobilisé pour le compte de la bourgeoisie, cependant que la terreur et l’état de siège tiennent en respect à l’arrière les producteurs en « sursis d’appel » et les militants qui pourraient avoir quelque velléité d’action.

Dans les pays belligérants, la nouvelle série noire des 1er Mai aboutit cette fois ou à une rupture, un abandon complet ou à un rappel purement formel de la tradition. Nous assistons néanmoins en quelques pays, aux lieu et place des nombreuses démonstrations massives — si faibles qu’elles aient été dans la dernière période —à des manifestations épisodiques tout à fait exceptionnelles qui témoignent de la persistance du sens de classe, de l’esprit internationaliste irréductible, de la fidélité à la journée prolétarienne. A ce titre, bien que ces manifestations touchant une faible minorité ne supportent pas, même de loin, la comparaison avec le brassage des masses antérieur, elles méritent d’être rapportées et mises en relief.

11 y en eut certainement en Allemagne étant donné la position prise par le groupe Liebknecht-Leclebour-Riihle-Mehring-Zetkin et Rosa Luxembourg, dont l’appel aux travailleurs du monde (mars 1915) indiquait l’attachement invincible aux principes du socialisme international. Mais ces manifestations ne sont point parvenues jusqu’à nous. Nous connaissons, par contre, une petite note lourde de sens insérée dans l’organe central de la Social-démocratie par le Parti qui s’enorgueillissait de grouper plus d’un million d’adhérents. Elle était ainsi conçue :

LE 1er MAI

La direction du Parti recommande, vu les circonstances particulières, de s’abstenir cette année d’interrompre le travail. Pour ces raisons, nos journaux ne paraîtront pas le 1er Mai. Les cotisations usuelles ne seront pas perçues. Lorsqu’il sera possible de trouver des locaux, il est recommandé d’organiser le soir des réunions des membres du Parti. Le Parti ne fera pas d’édition spéciale le 1er Mai [3].

Comme l’a remarqué Zinoviev, le compagnon de Lénine, encore sous le coup de l’indignation à sa lecture, cette simple note en apprend plus à l’historien sur la situation du socialisme et de l’Internationale que tout une liasse de brochures [4]. Elle atteste le sabotage du 1er Mai par ceux-là mêmes qui avaient la charge et le devoir de le maintenir. Il est clair que si le parti du prolétariat allemand trouve que les tueries qui se déroulent motivent l’abstention, la renonciation au 1er Mai, il n’y a plus qu’à faire une croix sur le Socialisme.

C’est un symbole. Ce crime est beaucoup plus grand que le bombardement de la cathédrale de Reims. C’est l’apogée de la profanation du drapeau socialiste par les social-chauvins. Le calice de honte sera bu jusqu’à la lie [5].

Ainsi analysait la note avec véhémence le futur secrétaire de l’Internationale Communiste qui faisait en outre cette judicieuse remarque :

Le degré d’attention consacré par les ouvriers au 1er Mai a toujours donné la mesure de leur degré de conscience socialiste, de leur internationalisme, de leur aptitude au sacrifice, de leur combativité anti-capitaliste. Cette année, pour ce qui est des sommets de la Social-démocratie allemande officielle, ce baromètre est tombé au-dessous de zéro [6].

LE PARTI SOCIALISTE EN FRANCE

Il n’était pas tombé si bas dans les sommets du Parti français, bien que le vieux Vaillant eût écrit dans l’Humanité : Il n’est pas d’autre manifestation possible que celle de notre volonté résolue de la victoire totale qui nous délivrera, et avec nous l’Europe, de la malfaisance de l’existence de l’impérialisme militariste allemand [7].

Quant à Gustave Hervé, l’homme qui avait planté dans le fumier le drapeau de Wagram, passant d’une extrémité à l’autre, il cultivait quotidiennement le chauvinisme, proclamait la solidarité des classes, en attendant de considérer le centenaire de Marx comme une « provo-cation », ce qui l’amenait à profiter du cataclysme pour enterrer le 1er Mai. De son côté, son ami AndréLichtenberger, — l’auteur de si intéressantes études sur l’histoire du socialisme utopique —, faisait un parallèle entre les 1" Mai d’antan frivoles, haineux, « neurasthéniques », et ce 1" Mai d’union, de « sérénité », de volonté de vaincre qui, par « un miracle », mettait à nu « l’âme véritable de la France » [8].

La Commission administrative permanente (C.A.P.) du Parti socialiste lança un manifeste qui, en sa première partie, sauvait la face. Il disait : La crise terrible, mais passagère, comme toutes les crises, que le prolétariat traverse en ce moment, avec l’ensemble de la nation, ne saurait lui faire perdre de vue, en effet, les buts permanents de sa propagande et de son action. Dans la guerre, il demeure ce qu’il était dans la paix, la classe expropriée et mineure dont les aspirations tendent vers un régime de pleine et entière justice sociale.

Il se doit donc d’affirmer aujourd’hui comme hier ses revendications essentielles. Au 1er Mai 1915, comme aux 1er Mai antérieurs, il convient qu’il se rappelle à lui-même et rappelle à tous que la journée de travail à huit heures reste à ses yeux le symbole d’un affranchissement partiel, gage d’un affranchissement total.

A cette date, il convient aussi qu’il se remémore que c’est par un effort mené non seulement dans son propre pays, mais d’accord avec les prolétariats de l’extérieur dans tous les pays, que la journée de huit heures, ainsi du reste que toute législation améliorée du travail pourra devenir une réalité bienfaisante. D’une façon plus générale, il convient qu’il se remémore encore que tous les progrès dans l’ordre économique ne seront vraiment efficaces et certains que dans et par l’entente des nations et de leurs travailleurs. La paix elle-même. La paix définitive et stable de l’Europe et du monde, ne sera assurée qu’à cette condition [9].

Le manifeste reconnaît que « la manifestation de mai n’aura pas cette année l’ampleur des années précédentes » parce que de nombreux camarades « retenus pour la défense de la patrie » manqueront.

C’est pour notre idéal commun qu’ils luttent et se sacrifient en ce moment aux frontières. C’est en vue de la même émancipation ouvrière et humaine qu’ils combattent pour délivrer des prises de l’agresseur la France du Nord et la Belgique. Et en abattant l’impérialisme allemand, c’est eux, soldats des armées de la République, qui, avec ces armées et par leurs victoires, apporteront à toutes les démocraties du monde les possibilités d’un développement fécond et fraternel et créeront le milieu démocratique et pacifique où l’Internationale ouvrière, reconstruite et régénérée, pourra remplir sa mission.

C’est à coup sûr cet alinéa que visera plus tard une brochure del’Internationale communiste quand elle écrira que le manifeste du Parti socialiste français était « encore plus honteux » [10] que la note du Parti allemand. Pour le surplus, le texte ne parlait pas du chômage. Mais il engageait les adhérents syndiqués à se joindre aux manifestations de leurs groupements. C’est ainsi que pour Paris et sa banlieue il demandait de participer à la réunion privée qu’organisait dans la soirée du 1er mai, à la Maison des Syndicats, l’Union des Syndicats de la Seine.

DANS LA C.G.T.

A cette réunion [11], contrairement à la coutume, il était spécifié que personne ne prendrait la parole en dehors des orateurs inscrits et qu’aucune contradiction ne serait tolérée. Successivement soutinrent la thèse du syndicalisme d’union sacrée : Bled, secrétaire de l’Union des Syndicats de la Seine et membre du Secours National ; Lefèvre, secrétaire de la Fédération du Bijou, et Jouhaux, ce dernier terminant sur ces mots : « 

Si le peuple allemand n’a pas la force de museler son militarisme, il faudra que nous trouvions le courage de le museler. » Ben Tillett, secrétaire des Dockers de Londres, ancien gauchiste devenu chauvin, qu’on tenait en réserve, fit assaut de jusqu’auboutisme, en attendant d’aller saluer Poincaré et de partir au front visiter les tranchées. L’assistance écouta en silence ces interventions, la dernière traduite par Ch. Marck. Mais, au moment du vote de l’ordre du jour, des incidents surgirent, le bureau refusant de donner lecture d’un texte préparé par l’opposition syndicaliste et que lut quand même Brisson, secrétaire intérimaire de la Fédération des Cuirs et Peaux, au milieu du vacarme. Finalement, ce texte se prononçant pour la nécessité d’une action ouvrière internationale immédiate en vue d’obtenir la paix, fut approuvé par une centaine d’ouvriers.

C’était la première fois que l’opposition syndicaliste s’affirmait publiquement dans une réunion. Elle s’affirma encore à Paris ce même jour [12] dans une assemblée de terrassiers et dans une réunion de la Maçonnerie-Pierre, syndicat qui avait du reste invité ses adhérents à chômer, comme de coutume. Elle s’affirma enfin à Lyon, dans une importante réunion organisée par l’Union des Syndicats du Rhône, avec le concours de Merrheim. En fait, l’opposition syndicaliste amorcée par le secrétariat des Métaux dès le lendemain des obsèques de Jaurès et considérablement renforcée, après un cheminement de plusieurs mois, par la publication de la lettre de démission de Pierre Monatte, devait se manifester sous une autre forme le 1er Mai 1915. Il s’agit du numéro spécial de l’Union des Métaux, composé par Merrheim et Rosmer, qui produisit un grand effet tant par les déclarations catégoriques qui s’y trouvaient que par les pièces et les informations corporatives habilement présentées sur vingt-quatre pages. Des numéros, sans les « blancs » de la censure, en furent expédiés par les rédacteurs, non seulement aux syndicats des Métaux mais à des militants connus [13].

Ils contrastaient avec le numéro spécial de La Voix du Peuple, que Jouhaux se décida à confectionner sur les instances de ses amis. Ce numéro contenait surtout un exposé de « l’action pacifiste » de la C.G.T. avant la guerre, qui passait sous silence les décisions des congrès. Il donnait aussi une vue d’ensemble de l’attitude confédérale depuis le début des hostilités [14]. Quant au manifeste grandiloquent de la C.G.T. [15], il se terminait par le cri « Courage et espoir » et substituait la devise « Travail et Amour » à « Bien-être et Liberté ». Il faisait du 1er Mai non un jour de chômage et de revendications, mais un jour de recueillement, d’espérance, de souvenir. Il n’y était nullement question des huit heures. Un passage souhaitait « ardemment que la calamité cesse bientôt et que les peuples, réconciliés, reprennent leur marche en avant  ». On lisait après : « Prenons également l’engagement solennel de rester attachés aux principes de l’Internationale qui, seule, pourra être la sauvegarde de la paix universelle. »

En attendant, les organisations étaient appelées à se livrer à une besogne d’éducation et de réalisation pratique » afin de s’élever « au-dessus des haines de races » et de « résister aux passions mauvaises que la guerre déchaîne ». Il faut convenir que l’appel d’une organisation d’un pays neutre comme le Parti norvégien, à l’occasion du 1er Mai 1915, rendait une tout autre résonance. On y lisait ces lignes agressives :

Au moment où capitalistes et militaristes ont mis le feu au monde et où des millions de morts et de blessés couvrent les champs de bataille d’Europe, les partis bourgeois de Norvège s’agenouillent devant le Moloch souillé de sang de la guerre et sacrifient en foule de nouvelles victimes au militarisme. Au moment où le peuple manque de pain et où la misère ravage les foyers pauvres, les partis bourgeois gaspillent l’argent du pays à d’inutiles préparatifs militaires qui ajoutent de nouvelles charges à celles que supporte déjà la population laborieuse [16].

Le 1er Mai se déroula, du reste, comme par le passé dans les pays scandinaves tandis qu’au-delà de la Baltique, en Lettonie, où la propagande anti-guerrière était grande, la grève générale menaçait d’éclater à l’avance des Allemands [17]. Des appels violents en faveur du 1er Mai furent lancés aussi en Russie et en Pologne russe |18]. Lénine rédigea même un brouillon de rapport sur « Le 1erMai et la guerre », dans lequel il faisait le bilan du conflit et indiquait les perspectives révolutionnaires qu’il ouvrait.

Alors qu’en France, le Syndicat des Mineurs de Carmaux se refuse à « suspendre même pour un jour » l’extraction du charbon « si nécessaire à la défense nationale », on signale des grèves à Saint-Pétersbourg et dans d’autres villes de Russie. En Angleterre, pour éviter le vote de résolutions pacifistes, le gouvernement interdit les manifestations envisagées par les opposants socialistes [19].

NOTES DE REFERENCES
1 — Souvenirs d’un militant socialiste. Ed. Denoél, 1939, p. 207.
2 — VIII° congrès socialiste international. Compte rendu analytique, p. 474.
3 — Alfred ROSMER : Le mouvement ouvrier pendant la guerre. De l’union sacrée Zimmerwald, pp. 234-235 ; N. LÉNINE et G. ZINOVIEV : Contre le courant, trad. Victor SERGE et PARIJANINE, t. 1, p. 86.
4 — Contre le courant, t. I, p. 86.
5 — Ibid., p. 87.
6 — Ibid.
7 — A. ROSMER, p. 252.
8 — Les Annales politiques et littéraires, 2 mai 1915 [Pensées vers le 1 Mai]. Carnets inédits de Lucien Roland (28 avril 1918).
9 — Pendant la guerre. Le Parti socialiste, la Guerre et la Paix. Toutes les résolutions et tous les documents du P.S. de juillet 1914 à fin 1917. Paris, Lib. Humanité, 1918, pp. 120-121.
10 — Le 1" Mai journée de lutte du prolétariat mondial, p. 11.
11 — A. ROSMER, pp. 258-260 : Bulletin du Syndicat des Métallurgistes de Bourges, n" 15, avril 1918, p. 3 [Le 1°’ Mai pendant la guerre].
12 — A. ROSMER, pp. 260-261.
13 — Ibid., pp. 254-258.
14 — Ibid., pp. 253-254.
15 — La C.G.T. et le mouvement syndical, pp. 146-147.
16 — Maidagen 1939 [art. de G. Svendsen, déjà cité].
17 — Charles FRAVAL : Histoire de l’arrière. Histoire des peuples durant la guerre, p. 217.
18 — Ibid., p. 220.
19 — Le 1" Mai, journée de lutte..., pp. 11-13, L’Union des Métaux, février-mai 1917, art. de Dridzo. LISKINE, l’Internationale et le Pangermanisme, p. 357.