A Conforama, des salariés sur catalogue

, par Michel DECAYEUX

AFP février 2012

Un magasin Conforama classait ses salariés selon un code couleur.

L’enseigne de meubles listait et notait ses employés selon leur degré de fidélité à la direction. Une méthode de management d’une autre époque, mais surtout un fichage qui enfreint la loi.

Quand Conforama est pris en flagrant délit de fichage de ses salariés. "Bon soldat - laborieux", "Pas réactif", "Bon vendeur - à actionner", "Ne fait rien - CGT-RF [ndlr : "Rouge foncé", selon les syndicats]"... En découvrant, par hasard, ces appréciations laissées par le directeur régional du n° 2 du meuble en France, lors d’une visite dans le magasin de Leers (Nord), le 6 septembre dernier, Jean-Marc (1), un des salariés, est tombé des nues. Au-delà des commentaires subjectifs "ignobles", selon le mot de Manuel Marini, délégué central CGT, et la mention, illégale, de l’appartenance syndicale d’un employé, ce fichier prouve que certaines techniques de management que l’on croyait révolues étaient encore appliquées voilà peu, dans le Nord-Pas-de-Calais au moins.

Cette méthode, baptisée "stratégie des alliés", consiste à classer les salariés selon un code couleur : le vert correspond aux soutiens de la direction et du changement, l’orange aux partenaires potentiels, le rouge aux récalcitrants, et le rouge foncé, aux plus rebelles. "Les employés sont notés du plus docile au plus virulent... C’est inacceptable !" s’emporte Didier Pienne, délégué syndical FO, un des vendeurs du magasin de Leers.

Philippe Achalme était directeur des ressources humaines de Conforama en 2006, lorsque le groupe de distribution a décidé de former quelque 150 cadres à cette stratégie. Aujourd’hui, il ne comprend pas les reproches formulés à l’égard de cette technique. Issue de la sociodynamique des années 1970, elle permet d’accompagner les changements en interne. "Dans l’environnement d’un manager, explique-t-il, certains employés sont favorables à son action, d’autres non. Il est important qu’un dirigeant sache sur qui se reposer pour mener à bien un projet." "Des étiquettes collées sur les salariés"

Même plaidoirie de Nathalie Jolivet, responsable d’un organisme de formation semblable au cabinet Alter Ego -celui-là même qui a fait entrer la stratégie des alliés au "Pays où la vie est moins chère". "Je suis une ancienne DRH, précise-t-elle, et je me suis souvent servie de cette cartographie lors des négociations annuelles."

A l’université Paris-Dauphine, Fabien Blanchot, directeur du MBA Management des ressources humaines, n’est pas du tout sur cette longueur d’onde : "Des étiquettes sont collées une fois pour toutes sur les salariés, alors que, selon les situations, on peut passer du statut d’opposant à celui d’allié." Difficile d’imaginer, aussi, qu’avec de tels classements les syndicalistes ne traînent pas leur boulet rouge à vie.

"C’est vrai que, par habitude, ils sont contre le changement. Ils posent des questions et adoptent une posture un peu hostile", convient Benoît Pommeret, consultant du cabinet de conseil Cegos, qui enseigne cette stratégie à des cadres de la distribution, mais aussi de l’assurance, et même chez Pôle emploi.

Un problème demeure pourtant, de taille : un tel registre enfreint la loi informatique et libertés. "Les commentaires et ce système de couleurs ne reposent pas sur des critères objectifs. De plus, les salariés n’ont pas été informés de l’existence de ce listing", indique Yann Padova, secrétaire général de la Commission nationale de l’informatique et des libertés (Cnil). C’est pourquoi Benoît Pommeret recommande, sans sourciller, aux dirigeants de garder pour eux leurs commentaires sur le personnel. De rester discrets en somme !

Une "initiative personnelle"

Aujourd’hui, Conforama jure avoir mis un terme à cette formation, dès 2009, année de l’annonce du plan de mobilité et de départs volontaires (500 postes ont été supprimés). Pascale Rus, la DRH, prend d’ailleurs ses distances : "Il est possible que des cadres, formés à cette méthode d’animation, l’utilisent toujours, mais la stratégie des alliés ne fait plus partie de la politique nationale de l’entreprise."

Pourtant, le directeur du Nord-Pas-de-Calais, lui, ne s’est apparemment pas défait de cette "grille de lecture" des employés. Rien n’y a fait, pas même le changement d’actionnaire, en mars 2011, quand le groupe PPR a cédé la barre du navire Conforama au capitaine sud-africain Steinhoff.

Lors du dernier comité central d’entreprise, le 8 décembre 2011, Manuel Marini (CGT) a présenté le fameux registre à la direction. Le responsable des affaires sociales, Renaud de Charnacé, a déclaré qu’il relevait d’une initiative personnelle et qu’"aucun salarié [...], quels que soient son état de santé, son appartenance syndicale et ses croyances, n’a à faire l’objet de cartographie spécifique". Circulez !

Des précédents récents A présent, si les syndicats portaient plainte, comme ils l’envisagent, l’enseigne pourrait bien être inquiétée en tant que personne morale, selon Nathalie Metallinos. Pour cette avocate chez Bird & Bird, cabinet spécialisé dans la protection des données, "l’entreprise est à l’origine de cette formation. Elle aurait dû mettre en place des mesures pour éviter que les managers l’utilisent depuis qu’elle l’a abandonnée". Pour étayer leur dossier, les syndicats de Conforama ont déclaré ouverte la chasse à de tels fichiers. "Nous avons déjà eu vent d’un autre document nominatif", indique un élu.

Hasard du calendrier, la découverte du listing de Leers est tombée la semaine où le distributeur Décathlon s’est fait épingler avec son propre registre, noirci de commentaires tels que "vieux garçon", "a dû avorter". En juin 2011, c’était au tour des employés de la Macif d’apprendre qu’ils étaient "catalogués" : "Sournoise", "Proche des syndicats"... En février encore, le DRH d’une filiale de l’entreprise de services informatiques Capgemini envoyait par inadvertance un mail à 300 salariés avec, en pièce jointe, un de ces fâcheux listings, et les mêmes commentaires déplacés : "N’intègre pas les messages", "Très ironique"... Un fichier débusqué, cette fois, à la suite d’une simple erreur de clic. Vive le progrès. (1) Le prénom a été modifié.