L’inexorable montée du péril industriel chinois
Les échos/Courrier international 5 mars 2019
En s’opposant au mariage ferroviaire d’Alstom et de Siemens, la Commission a affiché une belle sérénité face à l’offensive industrielle de la Chine. Pourtant, le géant chinois qui inquiète les deux constructeurs européens n’est qu’un des dix que Pékin pousse vers l’excellence mondiale.
Est-ce un mauvais présage ou une simple coïncidence ? La même semaine, le rêve de l’A380 et celui d’un « Airbus du rail » ont été remisés au parking des illusions européennes. Ainsi donc, la menace chinoise sur l’industrie européenne n’est qu’une billevesée, une « fake news » propagée par des esprits faibles. « La Chine, même pas peur », a, en substance, fanfaronné la Commission européenne en mettant son veto à la fusion des activités ferroviaires d’Alstom et de Siemens. Avec quelles lunettes la Commission a-t-elle « examiné attentivement l’environnement concurrentiel dans le reste du monde » pour conclure que, selon l’expression de « La Croix », « il n’y a pas lieu de paniquer » ?
Eléphant dans la pièce
En tout cas, ses binocles l’ont empêchée de voir l’éléphant chinois dans la pièce. Celui-ci se nomme CRRC (China Railway Rolling Stock Corporation) et il est né d’une politique de fusion exactement contraire à celle que prône Bruxelles. En mariant en 2015 dans CRRC ses deux leaders nationaux, Pékin a interrompu la guerre des prix stérile que ceux-ci se livraient à l’international. Résultat, depuis trois ans, le cauchemar d’Alstom et de Siemens a assuré plus de la moitié des livraisons mondiales de locomotives électriques, des rames à grande vitesse et des rames de métro. Les nouvelles routes de la soie sont avant tout des routes de fer. CRRC, premier producteur de matériel roulant au monde, présent dans 104 pays, a déjà, entre des dizaines d’autres exemples, renouvelé les rames du métro de Boston, vendu pour 1,3 milliard de dollars 840 voitures de métro à Chicago, équipé la ligne vers l’aéroport d’Istanbul. Son président a affiché la couleur en annonçant son objectif de faire passer ses ventes à l’étranger de 8 à 25 % de son chiffre d’affaires. Il est donc évident que les Européens n’en ont rien à craindre puisque face aux 27 milliards d’euros de chiffre d’affaires de CRRC, le Vieux Continent aligne deux géants, Siemens Mobility et Alstom, pesant respectivement 8,7 et 8 milliards. Le premier construit 230 TGV par an quand, à eux deux, les Européens en produisent 35. Désunis, ils sont moins forts à l’exportation. Or, celle-ci leur est indispensable, eux qui ne bénéficient pas comme leur concurrent chinois du plus grand marché domestique du monde.
On se demande avec quelles lunettes la Commission a regardé le projet de fusion Alstom-Siemens. La politique du mastodonte Ainsi Pékin, pour doper ses champions, n’hésite pas à les fusionner. En mariant deux colosses du charbon et de l’électricité dans China Energy en 2017, il a créé un nouveau géant de 327.000 employés qu’il ne fera pas bon, non plus, de croiser sur les marchés extérieurs. Mais puisque la Commission est sereine... Car, CRRC ou China Energy ne sont que deux des dix sociétés sélectionnées par la Chine en 2018 pour devenir des « entreprises de premier rang mondial » . Certes, leurs dénominations ne font pas preuve d’une imagination excessive, Pékin ne s’est pas ruiné en « agences de naming ». Surtout,ces compagnies sont toutes des mastodontes et œuvrent quasiment toutes dans les domaines de prédilection de l’industrie européenne en général et française en particulier. Qu’il s’agisse de China Aerospace, China National Petroleum (PetroChina), State Grid Corporation of China, China Three Gorges Corporation, China Energy, China National Aviation (Air China), China Mobile, China State Construction ou encore China General Nuclear Power Group (CGN). Prenez State Grid, par exemple, dont vous n’avez jamais entendu parler. Avec plus de 1,7 million de salariés et 348 milliards de revenus en 2017, le géant des réseaux électriques est la deuxième plus grande entreprise du monde. En Chine, il fournit de l’électricité à 1,1 milliard de personnes, soit 85 % des Chinois, et il n’a clairement pas l’intention de réserver ses services à ses compatriotes.
Offensive orchestrée
Début 2017, il a consacré plus de 4 milliards d’euros à s’offrir la majorité d’un énergéticien au Brésil, où il contrôle déjà près de 10.000 kilomètres de lignes d’électricité. State Grid a aussi fait des acquisitions aux Philippines, au Portugal, en Australie, en Grèce, en Italie. Ses lignes ultra haute tension sont les plus « up to date » : 7 % d’électricité seulement seront perdus sur un trajet de 2.000 km, soit bien moins que sur 200 km de lignes ordinaires. Non seulement State Grid impose ses standards techniques à l’étranger, mais il y entraîne les constructeurs chinois : il ne fait appel qu’à eux pour bâtir ses réseaux, et cela contribue à fragiliser l’industrie locale. Qui tient les réseaux tient l’industrie mais aussi de solides revenus récurrents propres à financer de nouvelles expansions. Raison pour laquelle Berlin a mis le holà à ses convoitises sur un réseau haute tension. L’entreprise China Three Gorges, qui tient son nom du plus grand barrage du monde
Près de 30 milliards d’euros de capitaux chinois ont été investis dans l’énergie européenne. Le même genre de raisonnement s’applique peu ou prou à tous ces mastodontes chinois assis sur un cocktail détonnant, un énorme marché intérieur nourrissant une formidable force de projection à l’extérieur. En devenant le premier pays à se poser sur la face cachée de la Lune, la Chine a fait taire tous les sceptiques sur ses ambitions spatiales. China Aerospace et ses 170.000 employés veulent dominer l’industrie aérospatiale mondiale d’ici à 2045. C’est l e chinois CGN qui a démarré le premier réacteur EPR de la planète coiffant Flamanville au poteau et, sans lui, EDF n’aurait pas pu boucler son tour de table pour Hinkley Point. L’énergie se lève à l’Est comme le reste. En 2022, la Chine deviendra le plus important marché aérien du monde et le client d’Airbus sera aussi un jour son principal concurrent. L’économiste Elie Cohen a raison de dire : « La Commission européenne ne veut pas regarder en face l’essor dévastateur des groupes chinois. » Celle-ci a vraiment tort de ne pas le faire.